Ordre de Malte : un Etat dans l’Etat ? 26 septembre, 2018
Posté par hiram3330 dans : Recherches & Reflexions , trackbackOrdre de Malte : un Etat dans l’Etat ?
Les romans à sensations et les théories du complot ont popularisé les sociétés mystérieuses comme la franc-maçonnerie, le Bohemian Club ou encore l’Opus Dei. Du Moyen-âge, tout le monde connaît les Templiers et – dans une moindre mesure – les Chevaliers Teutoniques. D’autres sociétés dont les origines se perdent dans les méandres des Croisades sont en revanche moins connues du grand public car plus discrètes. Il en est ainsi pour l’Ordre Souverain Militaire Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte, couramment appelé « Ordre de Malte », une société de moines-soldats fondée au XIème siècle qui devint par la suite un organisme caritatif international puissant et riche dont l’influence se fait encore voir jusqu’au Vatican. Comment cette confrérie née pour offrir le gîte et le couvert aux pèlerins devint un véritable État dans l’État ?
C’est dans les années 1070, avant même les Croisades, que des marchands et des moines d’Amalfi (une ville du sud de l’Italie) fondèrent avec l’accord du calife Al-Mustansir un « hospital » en Terre Sainte. Ce terme générique comprend aussi bien l’hôpital tel qu’on l’entend mais aussi la maison d’hôtes, l’auberge et l’hospice. Pour ces chrétiens, il s’agissait de fournir le gîte, le couvert et les soins aux pèlerins venus parfois de très loin. D’après la tradition, c’est un certain Gérard (1047-1113), connu sous le nom de Fra’Gérard qui fut le premier chef de l’Ordre. Tous ses successeurs apposèrent le préfixe Fra’ à leur nom. C’est à sa mort, en 1113, que la société devient l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem et se dota bientôt de statuts, du fait du nombre croissant de membres.
Placé sous la protection exclusive du Pape, l’Ordre accumula les richesses et la puissance, notamment au moyen d’importantes donations et de relations d’affaires avec les Musulmans. Bien que qualifié d’ordre militaire et exclusivement composé de moines soldats, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem semblent avoir peu participé aux combats, délaissant la chose militaire à leurs confrères templiers pour se concentrer sur l’aspect « social ». Après l’expulsion des Croisés en 1291, l’Ordre dut se réfugier à Chypre, puis à Rhodes en 1310, après une conquête facile : ce qui montre que, malgré tout, ces chevaliers étaient des soldats aguerris. La période rhodienne (1310-1522) marque l’expansion de l’Ordre à travers toute l’Europe catholique. N’ayant plus de mission en Terre Sainte, c’est en effet vers les pauvres d’Europe qu’ils durent se tourner, tout en gardant leur fonctionnalité militaire. Bientôt l’Ordre eut des terres et des biens dans toute la Chrétienté et il fallut trouver une nouvelle organisation pour diriger ce véritable empire : dirigé par un grand-maître élu à vie, l’Ordre était divisé en huit grandes régions nommées « langues » (France, Provence, Auvergne, Allemagne, Angleterre, Portugal, Castille et Aragon) ayant chacun un Grand-Prieur qui assistait le Grand-Maître. Ces « langues » étaient divisées en régions nommés Prieurés qui étaient elles aussi divisées en commanderies sous les ordres d’un commandeur à la tête d’un couvent dont la composition variait d’une dizaine à une centaine de chevaliers, selon l’importance de la commanderie.
La période rhodienne marque également un accroissement de la puissance politique et militaire de l’ordre qui ne se contente plus de prodiguer gîte et couvert aux nécessiteux. Ils battent désormais monnaie à l’effigie de leurs grand-maîtres et ont l’autorisation expresse du pape pour armer leurs navires et recourir à la « guerre de course », un joli nom pour désigner la piraterie organisée. Eh oui, des moines pirates ! Une réputation qui ne se démentira pas tout au long de l’histoire de l’Ordre.
L’ère de prospérité prit brutalement fin en 1522 lorsque le sultan Soliman le Magnifique assiégea l’île de Rhodes où 7000 chevaliers tinrent tête pendant plus de six mois aux 180 000 soldats ottomans. Impressionné, le sultan épargna les vaincus et les laissa partir. Après plusieurs années d’errance, l’empereur Charles Quint leur accorda en 1530 l’île de Malte. Les chevaliers seront désormais connus sous le nom d’Ordre souverain de Malte, qui est toujours leur appellation officielle. L’empereur avait compris la nécessité d’un ordre chrétien en Méditerranée, tant pour tenir tête aux Ottomans et aux pirates Barbaresques, que pour asseoir sa propre autorité et avoir des alliés de taille face à des ennemis comme la France. En effet, bien que la majeure partie des grand-maîtres soient nés en France, l’appartenance à l’ordre primait sur toutes les autres solidarités.
Le grand-maître de l’ordre, détenteur désormais du titre de « prince de Malte », pouvait parler (au moins) d’égal à égal avec les monarques européens. La domination sur l’archipel maltais dura jusqu’en 1798 et constitua une véritable apogée pour l’ordre qui connut une apogée militaire : la marine, plusieurs dizaines de galions, était réputée comme l’une des plus puissantes d’Europe et joua un rôle décisif dans la victoire de la Chrétienté à la bataille de Lépante (1571). Et pour renflouer plus encore les caisses, l’ordre n’hésita pas à se faire le mercenaire de tel ou tel État et à pratiquer la piraterie (capture de bateaux musulmans ou ennemis, rançonnage) ainsi que la traite d’esclaves. La Valette (qui doit son nom au grand-maître Fra’ Jean de Valette) devint ainsi le principal marché aux esclaves du monde chrétien à partir du XVIIème siècle. Mais les rivalités et le ramollissement suivirent de près l’apogée de l’ordre. Au XVIIIème siècle, les Maltais n’étaient plus qu’un ramassis de factions intriguant les unes contre les autres pour imposer leur chef respectif comme grand-maître. En 1770, une partie des chevaliers frondait ainsi ouvertement contre le grand-maître Fra’ Manoel de Fonseca. En outre, la pressure fiscale exercée par l’ordre sur le peuple maltais avait creusé un fossé entre les chevaliers et la population qui se sentait dépossédée de son archipel. En mai 1798, Napoléon Bonaparte embarque pour l’Égypte. Il s’empare de Malte le 11 juin et en chasse les chevaliers. C’est la fin de l’Ordre de Malte… ou pas.
De nombreux chevaliers trouvent refuge en Russie dont le tsar Paul Ier, bien qu’orthodoxe, leur offre un asile et se déclare l’ami de l’ordre. Après des années d’errance, de divergences internes, de scissions et de réconciliations, cet « état sans territoire » se voit accorder un couvent et une église à Ferrare en 1826. En 1834, l’ordre, réduit à un état-major d’une centaine de religieux, s’installe définitivement à Rome, sur l’Aventin où il siège toujours. Renonçant à toute ambition territoriale et militaire, les chevaliers se consacreront désormais à l’humanitaire : lutte contre la lèpre, la pauvreté, les catastrophes naturelles, l’analphabétisme.
1961 marque la renaissance de l’Ordre sur le plan international. Cette année, de nouveaux statuts sont adoptés et propulsent la société millénaire dans la modernité. Les nouveaux statuts de 1961 font de l’Ordre de Malte une véritable force indépendante au sein de l’Église. Bien qu’il ne s’agisse pas juridiquement d’un État, l’Ordre est un sujet de droit international jouissant d’une souveraineté fonctionnelle, ayant sa propre gouvernance, sa propre diplomatie et émettant des passeports reconnus par la communauté internationale ainsi que des timbres très prisés par les philatélistes. Il est politiquement indépendant du Vatican et entretient des relations avec 107 pays, soit plus que la Suisse. L’Ordre de Malte jouit en outre du statut d’observateur au sein de l’ONU.
Ses 120 000 bénévoles et 13 500 chevaliers sont répartis dans plus de 120 pays et divisés en grands-baillages. Le Grand-Maître de l’Ordre, élu à vie par les onze membres du Conseil Souverain, est le chef politique et spirituel de l’Ordre de Malte. Il est assisté du Conseil Souverain qui se compose entre autres d’un Grand-Chancelier (numéro deux de l’Ordre) chargé de la diplomatie et de la justice) ; le Grand Commandeur, supérieur des religieux de l’Ordre ; le Grand-Hospitalier, équivalent du ministre de la Santé ; le Grand Receveur du Trésor, qui administre le budget de la confrérie. Le Souverain Conseil est élu pour cinq ans par le Chapitre Général qui détient le pouvoir législatif. La fonction judiciaire est quant à elle assurée par les divers Tribunaux de l’Ordre dont chacun a une compétence bien définie. Meme si en pratique la confrérie est indépendante du Saint-Siège, elle a un « cardinal-patron », nomme par le Pape qui représente le Vatican en son sein, une fonction plutôt honorifique. Ainsi, bien qu’on ne puisse parler d’État (absence de citoyenneté, de territoire) l’Ordre de Malte est doté d’un authentique système de gouvernance qui a su concilier la Tradition et la Modernité.
Les missions de l’Ordre (plus de 2000 projets chaque année) varient du secourisme à la formation des détenus, en passant par la lutte contre les maladies et l’aide apportée aux sans-abris ou aux réfugiés. La Charte de l’Ordre précise que la vocation de ses membres et bénévoles est de « combattre la détresse humaine, sans distinction de race, de religion ou d’origine ». De fait, l’Ordre s’est implanté aussi bien dans des pays chrétiens qu’au sein de peuples musulmans ou bouddhistes. Cependant, des dissensions existeraient au sein des dignitaires : certains voulant aider en priorité les chrétiens. Bien sûr, cette affirmation est vivement réfutée par le discours officiel où l’accent est mis sur l’humanité. Mais, comme nous le verrons plus loin, certains hauts dignitaires ont pris des positions aux antipodes de l’humanisme qui est officiellement ânonné. Les 5 milliards d’euros qui composent le budget de la confrérie ont aussi excité quelques convoitises.
Si l’Ordre de Malte est entré de plain-pied dans le troisième millénaire, il n’a pas pour autant dit adieu à ses pratiques médiévales. L’Ordre est ainsi composé de bénévoles, de collaborateurs salariés et de membres. La qualité de membre s’obtient par cooptation, après de longues années passées comme bénévole ou collaborateur salarié. Depuis 1961, les femmes ont obtenu l’autorisation de devenir pleinement membres, après d’âpres discussions au sein des dignitaires de l’Ordre. Ces membres sont donc des « dames » ou des « chevaliers » selon leur sexe. A l’ancienneté s’ajoutent d’autres conditions : être un(e) catholique pratiquant(e), être d’une « moralité sans tache ». L’exigence d’extraction noble n’est plus de mise, même si « ça aide quand-même », comme le concède un chevalier visiblement agacé. Ces chevaliers et dames sont divisés en trois classes : les chevaliers ou dames pleinement laïcs, dits de « troisième classe » ; les chevaliers de seconde classe dits « d’obédience » à cause du vœu d’obéissance qu’ils font à l’ordre ; et enfin, les « chevaliers profès » qui constituent la première classe uniquement réservée aux hommes. Ces derniers ont fait les trois vœux monastiques (pauvreté, chasteté, obéissance) même s’ils vivent « dans le siècle ». Les responsables nationaux, les membres des instances dirigeantes et, bien sûr, les Grand-Maîtres sont recrutés dans cette dernière catégorie. Si la noblesse n’est plus exigée pour être chevalier, elle est toujours de mise pour devenir Grand-Maître et siéger au Conseil Souverain, ce qui agace de nombreux membres pour lesquels seule la noblesse d’âme devrait compter, en vertu du message évangélique.
L’Ordre de Malte, jusque là réputé pour sa discrétion et son humilité, a fait récemment les gros titres de la presse. Le 25 janvier 2017, le Grand-Maître Fra’ Matthew Festing, en place depuis 2008, démissionnait « avec la bénédiction du Saint-Père » après une polémique qui a jeté au grand jour les dissensions entre l’Ordre et le Saint-Siège et les querelles intestines au sein de l’Ordre même.
La brouille entre les chevaliers de Malte et le Vatican avait commencé dès février 2016, lorsque des tracts hostiles au Pape (l’accusant de détruire l’Église) avaient été placardés dans les rues de Rome. Certains y avaient vu la main de l’Ordre de Malte dont certains hauts dignitaires s’étaient ouvertement prononcés contre les réformes tant doctrinales que politiques et financières de François. La presse italienne avait directement incriminé certains membres de l’Ordre ainsi que des traditionalistes. « Les tracts hostiles au Pape, ce n’est certainement pas nous. Nous sommes dans la ligne du Saint-Père, on a été pris en otage par ses opposants« , avait alors tempéré Alain de Tonquédec, vice-président de la branche française.
Les faits ne lui ont pourtant pas donné raison, puisque le 6 décembre 2016, Albrecht von Boeselager, le Grand-Chancelier a été démis de ses fonctions par le Grand-Maître qui l’accusait d’être « un catholique libéral, traître aux enseignements de l’Église ». Le baron allemand, fils d’un officier antinazi et figure de proue de l’Ordre en Allemagne, est effectivement un partisan des réformes du Pape. Sa destitution avait pour motif officiel une distribution de préservatifs qu’il avait organisée en 2005 en Birmanie. L’affaire avait pourtant été classée dès 2006…
Certains vaticanistes ont dès lors soupçonné une guerre d’influence. Matthew Festing, Grand-Maître de l’Ordre et le cardinal Raymond Burke, cardinal-patron, auraient voulu se débarrasser de ce libéral allemand trop réformiste à leur goût. Il faut dire que Festing est un prélat ultraconservateur qui a signé plusieurs pétitions pour le retour de la messe en latin et pour la réhabilitation de l’évêque négationniste Richard Williamson. Raymond Burke est quant à lui, avec le cardinal Robert Sarah, un des chefs de file de l’opposition conservatrice au sein de la Curie. Ce cardinal états-unien, ami de Steve Bannon, avait appelé ses ouailles à voter pour Trump et accuse les féministes de provoquer le courroux divin. Des rumeurs fuitaient depuis des années sur la lutte des factions papistes et conservatrices au sein de l’Ordre, cette destitution aux allures de complot n’a fait que les confirmer.
Mais, l’affaire des capotes birmanes pourrait aussi cacher une histoire de gros sous. En effet, cette « affaire » a éclaté en décembre 2016, dix jours après que le frère de Boeselager ait été nommé à l’IOR (banque du Vatican). Tout comme son frère, Georg von Boeselager est un fidèle du Pape. L’économiste émérite avait été nommé par le Saint-Père dans le cadre de sa politique de réforme financière et d’épuration à l’IOR, une banque entachée par de nombreux scandales. Or, depuis des décennies, c’est la branche conservatrice de la Curie qui avait la mainmise sur les finances vaticanes. Attaquer le baron Albrecht von Boeselager dix jours après la nomination de son frère constituait ainsi un signal lancé au pape. Pour rappel, l’affaire des préservatifs birmans a été exhumée par l’Institut Lépante, une officine ultraconservatrice de catholiques états-uniens dirigée par le prêtre Keith Fournier, un curé de Virginie, admirateur des Confédérés et proche du cardinal Burke qui est soupçonné par de nombreux journalistes d’être à la manœuvre dans cette affaire.
C’est donc sans surprise que la Pape a défendu Boeselager, désavouant le Grand-Maître de l’Ordre et le cardinal-patron, poussés à la démission le 25 janvier 2017. Après une année d’intérim et de déchirements entre les factions rivales de l’Ordre, c’est le réformiste Giacomo Dalla Torre qui a été élu Grand-Maître le 2 mai 2018. Partisan convaincu des réformes du pape, l’homme de 74 ans a promis de mener une politique de « renouvellement spirituel de l’Ordre ». Son frère, Giuseppe, est juge au tribunal du Vatican. Les frères Boeselager ont, quant à eux, été maintenus dans leurs fonctions respectives de banquier du Vatican et de Grand-Chancelier de l’Ordre de Malte. Pour les observateurs, c’est une victoire du Pape sur les prélats conservateurs de la Curie. Car, les rivalités au sein de l’Ordre de Malte ne sont qu’une transposition de celles qui agitent l’ensemble du Vatican et de l’Église catholique.
Une profonde restructuration est donc à attendre dans les prochaines années, ce qui inquiète certains chevaliers attachés à l’ancienne mode : « Le lobby germanique a pris les commandes, ils vont laïciser l’Ordre de Malte qui va perdre toute consistance« , rouspète ainsi un chevalier italien qui craint que les hautes distinctions ne soient ouvertes aux membres roturiers de l’Ordre. En effet, seuls les chevaliers nobles ayant fait les trois vœux monastiques (chasteté, pauvreté, obéissance) sont éligibles aux fonctions de Prieur provincial, de membre du Conseil et de Grand-Maître. Une coutume que de nombreux membres (laïcs ou religieux) trouvent désuète. Il y a néanmoins une part de vrai dans les déclarations de ce mécontent : la branche allemande de l’Ordre est effectivement l’une des plus puissantes : la Croix Rouge ayant trop flirté avec les Nazis, une partie de leur fortune a été cédée à l’Ordre de Malte après la guerre. Ce qui explique les subventions nationales et européennes que perçoit la branche allemande qui est partisane d’une ouverture de l’ordre et soutiens les réformes papales, contrairement aux branches anglaises et américaines qui sont proches des cardinaux conservateurs. Les dernières années ont d’ailleurs été marquées par l’opposition de ces deux « lobbys » au sein de la confrérie.
L’Ordre de Malte surmontera-t-il ses dissensions et arrivera-t-il à se moderniser comme il l’a fait jadis en passant d’un ordre militaire à un ordre humanitaire ? Ou bien les dissensions entre « Anglo-américains » et « germaniques » auront-ils raison de cette confrérie millénaire ? L’avenir de l’Ordre est entre les mains de ses chevaliers.
SOURCE : https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/ordre-de-malte-un-etat-dans-l-etat-206862
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